CRITIQUE

Urban Requiem pour un artiste

L’oeuvre de Barthélémy Toguo, Urban Requiem, est exposée jusqu’au 22 novembre 2015 à la Biennale de Venise. A cette occasion, on peut voir une interview en vidéo de lui sur le net (https://www.youtube.com/watch?v=75D6NOgo7Zs ). Dans celle-ci, il cite Camus ; « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.» Citation tirée du discours de Camus lors de sa remise du prix Nobel en 1957.

Barthélémy Toguo dit plus loin en résumé ; ” L’artiste a un rôle dans la société.

J’aimerais revenir sur cette considération et sur l’œuvre de Toguo Urban Requiem.

Excusez-moi par avance si je ne suis pas toujours très claire dans mes propos car ce que j’aimerais dire est difficile à exprimer. Et comme mon langage n’est pas la littérature.

D’abord le contexte : Toguo est un artiste camerounais et il est porteur comme tant d’autres de l’histoire africaine. Il fait parti de ces artistes qui ont émigré vers l’Europe et qui ont réussi à imposer leur style original mais aussi un certain discours.

Urban requiem est une installation de soixante-quinze sculptures, des bustes en bois servant de tampons géants qui frappent des phrases ou fragments d’écrits qui parlent d’exil et de migration, de la violence urbaine, de la militarisation, des nouvelles maladies : « faites l’amour pas la guerre », « nous sommes tous des enfants d’immigrés » “je suis Charlie”, tous inscrits dans une actualité brûlante.

Toguo dit vouloir porter ” le cri des peuples qui souffrent”. Il veut exprimer ” sa compassion et donner de l’espoir à ces peuples.”

Quel rôle l’artiste doit-il jouer dans la société? Pourquoi? Comment? Et s’il ne le joue pas, est ce toujours un artiste?

D’après Toguo, ce rôle serait un rôle de médiateur, de révélateur, de défenseur de l’opprimé. L’artiste serait quelqu’un qui travaillerait pour les autres, qui ne peut ignorer les souffrances du monde.

Est ce juste de dire cela?

Lorsque Camus a prononcé son discours, c’était dans le contexte historique de la guerre d’Algérie. Camus avait engagé toute son œuvre littéraire et sa personne à combattre la violence et à croire en une autre voie possible dans la résolution de ce conflit.

C’est autre chose que de tamponner des petites phrases sur tous les malheurs du monde.

Qu’est ce qui me gêne au fond dans Urban Requiem. C’est le manque de profondeur. Le fait que ces petites phrases tamponnées deviennent des slogans. Le fait que tout soit en surface sans rentrer dans une vraie réflexion.

S’il avait dit ; ” je suis contre la violence. L’injustice me révolte.” On aurait mieux compris.

Ce qui me gêne, c’est cette instrumentalisation de la misère du monde au profit d’une œuvre à exposer. Cela ne va pas plus loin. J’imagine le spectateur qui est devant ces tampons et qui se dit : “ah lala, c’est dur la vie pour d’autres. Heureusement moi je vais bien.” et qui passe à autre chose dans la salle suivante.

Ensuite Toguo vient nous dire que l’artiste doit jouer un rôle dans la société.

Camus dit plus loin dans le même discours : ” Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. “

Et pourquoi l’artiste n’aurait-il pas d’autre rôle à jouer sinon d’être lui même dans sa vérité et sa liberté. N’est ce pas cela être universel?

Je respecte l’œuvre de Toguo qui me parait sincère et forte. Ce que je critique c’est cette tendance que les artistes africains ou d’origine africaine, ont à se valoriser en prenant le rôle de défenseur des opprimés.

J’avais déjà fait cette même critique à propos du projet vidéo Mapping Journey de Bouchra Khalili. (texte à lire sur le blog)

Ces artistes acclamés par “le monde de l’art” répondent à une demande, une attente de l’occident, maitre de la scène artistique. Celle de jouer ce rôle de soigneur-dénonciateur de la misère de l’Afrique et sous-entendu de tous les opprimés du monde. De faire une sorte de politique avortée, sans but et sans engagement concret. De jouer justement un autre rôle que le rôle d’artiste. Pour être méchante, je dirais un rôle de bouffon qui distrait le spectateur des vérités et qui donne à l’occident une bonne conscience.

Dalila Dalléas Bouzar

 

 

 

 

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CRITIQUE

Mapping Journey une cartographie pas très précise

Je réédite ce texte que j’avais écrit en 2012. Toujours d’actualité, il me semble intéressant pour accompagner ma critique d’Urban Requiem de Barthélémy Toguo.

Retour sur les films de Bouchra Khalili

Berlin 2012, la cinémathèque allemande, l’Arsenal a organisé une soirée spéciale Bouchra Khalili, boursière cette année du prestigieux programme universitaire allemand DAAD. Etaient visionnés les films The Straight stories, la série des Mapping Journey et la série des Speeches.

Dans tous ces films, le monde est divisé en deux.

Dans The Mapping Journey Project, il y a d’un côté un monde que les gens fuient au péril de leur vie. Pour quelles raisons précises? Quelle est la situation du pays qu’ils quittent? Aucunes informations à ce sujet. On imagine, d’après ce que l’on sait d’après les média, que ce sont des pays en guerre ou très pauvres. Les personnes témoignant nous font part de leur vie pendant le temps de leur voyage et principalement pour nous donner des indications topographiques et pratiques.

On ne sait rien d’elles sauf que leur objectif est d’atteindre l’autre monde; l’Europe qui représente le monde occidental. On apprend de ce monde, d’après le film, qu’il est dur, que ces frontières ne se franchissent pas facilement et qu’il est détenteur d’un grand espoir pour ces gens qui font tout pour y entrer.

Donc d’un côté, un monde flou qui symbolise un enfer dont on veut sortir et de l’autre côté, un monde flou aussi qui symbolise l’espoir d’obtenir une vie meilleure.

Des questions sont en suspens:

Pourquoi est-il si difficile de rentrer en Europe ?

Pourquoi ces gens quittent-ils leur pays ?

On connait ces questions qui font l’objet d’une obsession médiatique et on connait à peu près des réponses vagues. Ce sont des sujets d’actualité. Mais qui connait vraiment la réelle situation des pays que ces gens fuient. Quelles sont leurs réelles motivations pour risquer leur vie ainsi. Quelles sont les réelles raisons pour lesquelles l’Europe contrôle ses frontières, créant ainsi des situations humaines souvent dramatiques. Cela n’est pas abordé dans les films de Bouchra Khalili.

Attardons nous sur les films de la série Speeches. Dans des lieux banals, des personnes issues de l’immigration et vivants en Europe, récitent dans leur langue maternelle des discours d’écrivains et d’intellectuels très connus qui ont marqué l’histoire des luttes pour la liberté comme Malcom X ou Aimé Césaire.

Il y a une idée. Faire réciter des textes d’intellectuels engagés par des immigrés dans leur propre langue. Une manière de rendre universel ces discours? Pas si universel, puisque ces discours ne sont récités que par des émigrés venus d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient, de pays ex-colonisés, mais jamais par un “blanc” issu des ex pays colonisateurs. Ces discours ont été écris par des hommes engagés qui se battaient pour le droit des leurs qui étaient dominés alors par des sociétés blanches qui faisaient prévaloir le racisme et la violence pour maintenir leur main mise sur les richesses de ces pays.

Ce sont des discours accusateurs, condamnant la domination, rappelant ces grands combats d’hommes engagés politiquement pour changer la société. Ce sont des discours qui scandent la dignité humaine et le droit à la liberté et qui accusent toujours l’homme blanc dominateur pour les crimes qu’il a commis.

Deux mondes encore, celui des ex-colons et celui des ex-colonisés, 2 visions qui nous ramènent dans le passé, au temps des colonies et des discriminations raciales.

Est-ce cela la réalité d’aujourd’hui ?

En maintenant l’idée de deux mondes qui s’opposent, on empêche la compréhension du monde actuel et on continue à nourrir le conflit, la colère et la haine. Que cachent les discours d’un Malcom X ou d’un Aimé Césaire. Ces hommes sont devenus des symboles de lutte pour l’émancipation. Citer ces hommes ne peut que provoquer un respect et une empathie du public car ces hommes sont devenus des légendes.

Donc, Bouchra Khalili use de ses talents de vidéaste et de son intelligence pour faire perdurer le passé et raconter un présent simpliste, manichéen, porteur de douleur et de colère. Elle n’aide pas à comprendre le passé ni le présent. Elle laisse le spectateur avec sa frustration, avec le gout amer d’avoir été piégé dans une sorte de propagande politique sans programme, qui ne propose aucune solution. Bouchra Khalili dénonce l’exploitation et la misère de ces migrants qui sont réduits à des trajets, des idées, mais elle-même ne les exploite-t-elle pas pour réaliser ses films? Pour créer une œuvre, pour l’art contemporain, pour se valoriser et croire qu’elle fait quelque chose de bien. Elle critique un système où elle est elle-même consacrée et dont elle accepte la consécration.

Bouchra Khalili fait partie de ces artistes qui vont exactement là où on les attend. On attend des artistes d’Afrique ou du Moyen-Orient de parler des thèmes autorisés comme le voile, le printemps arabe, les haragas, le social… en gros que des thèmes dont s’abreuvent les médias. Des thèmes, du traitement duquel ressort une vision simpliste du monde, toujours la vision des dominateurs.

On le sait tous, la réalité est toujours beaucoup plus complexe.

La vraie question est : qui sont les vrais dominateurs? Et que se passe t-il vraiment dans ces pays qu’on fuit en risquant sa vie?

 

Dalila Dalléas Bouzar

 

 

Critique

Jérôme Zonder, du côté obscur

 

Jusqu’au 10 mai prochain, la Maison rouge présente une exposition monographique de Jérôme Zonder, Fatum.

Une exposition centrée uniquement sur le dessin. Un dessin classique sur papier et encadré mais se déployant aussi sur le sol, les murs et dans l’architecture de l’espace d’exposition. L’exposition présente une unité et une cohérence forte, dans le choix radical du noir et blanc et dans le propos développé. L’exposition est conçue comme un environnement. Nous rentrons dans un univers fait de dessins. Une forêt, des enfants, des adultes défigurés, des insectes, des visages encore.

imageVue exposition FATUM

De quoi nous parle Jérôme Zonder ? Car clairement, il parle de quelque chose de grave. Il va au cœur sans détour. Il n’y a pas l’ombre d’une anecdote.Il nous parle de cruauté, de méchanceté, de quelque chose de brisé, d’une rupture. Il nous parle du mal.

Avant de développer ma réflexion, j’aimerais mettre l’accent sur la technique de Jérôme Zonder. Elle est hyper présente. On ne peut détacher l’image de la technique. En imposant le respect, elle va conduire le spectateur à être très attentif au propos de l’exposition. Mais d’un autre côté, elle prends aussi le pas sur le sujet et devient le sujet de l’exposition. On le voit en visitant l’exposition, le visiteur s’approche irrésistiblement du dessin pour essayer de comprendre la technique qu’a utilisé Zonder.

Le spectateur est époustouflé par la technique. Des dessins d’une taille impressionnante aux plus petits d’entres eux, c’est à chaque fois parfait. Il repousse sans cesse les limites du dessin. Le travail est beau et monstrueux à la fois. Des monstres, c’est ce que l’on voit dans les galeries de la Maison rouge.

jerome-zonder_les-fruits-de-mccarthy-1_2013_mine-de-plomb-et-fusain-sur-papier_24-x-32-cm_-courtesy-galerie-eva-hober

L’homme contemporain que nous sommes pense – enfin, cela est admis – que la Shoah a marqué une rupture dans l’histoire de l’humanité. Comme si, avec la Shoah, l’homme avait atteint un point de non retour. Comme si depuis le début de l’humanité, l’être humain s’était dirigé inexorablement vers ce point. Pensons-nous cela aujourd’hui car nous vivons dans une société en paix qui garantit un niveau de sécurité élevé. Qu’en penseraient les gens vivant aujourd’hui la guerre, l’oppression, la terreur ?

L’homme a-t-il toujours eu en lui cette barbarie, cette pulsion de mort ? Est-ce une constante, le résultat d’une évolution ou des accidents de l’histoire ?

fatum-jec2a6c3bcroc2a6c3a9me-zonder-la-maison-rouge-19_02-au-10_05_2015-vue-dexpo-hd-20Vue exposition FATUM / © Marc Domage

Je crois que c’est de cela que parle Jérôme Zonder à travers son œuvre. En se référant aux génocides de notre siècle (la Shoah, le génocide des Tutsis au Rwanda), il parle de cette part létale de l’homme. Et celle-ci nous parait anormale quand nous regardons ces dessins, mais n’est-elle pas en nous toujours comme un potentiel en devenir.

Zonder s’intéresse donc à cette part sombre de l’humanité. ? À celle-ci devrait correspondre une part lumineuse qu’il élude. Sauf peut être dans les “dessins cellulaires”, où la lumière devient une évidence. Surtout après avoir traversé un long couloir d’une obscurité totale.

“La shoah, Hiroshima, le Rwanda…ces trois événements interrogent le moment limite que nous avons atteint dans l’histoire du corps de l’homme, et qui constitue le nœud de mon travail. Ce n’est pas sans effet sur l’histoire des représentations car, après la destruction totale, l’homme a littéralement perdu la face. En réaction à la chambre à gaz et à la bombe atomique, la solution première a été celle de l’évitement. La douleur était telle qu’il n’était pas possible de restituer l’horreur, encore moins de se mesurer à elle physiquement. Comment après la sidération de “l’inimaginable”, représenter le visage?”

Cette question est omniprésente dans l’œuvre de Zonder. Et j’en viens à la figure qu’il semble affectionner, celle de l’enfant. L’enfant occupe une place particulière dans l’imagerie de Zonder. Soit il semble posé d’une manière sage mais tout de même inquiétante, soit il semble perdu dans un décor de conte. Ces contes horribles pour les enfants, avec une cabane dans la forêt et dans lesquels, ils sont les proies de monstres ignobles. Enfin, c’est ce qu’on imagine en arpentant le premier couloir de l’exposition. Soit, il est lui-même un monstre dans une mise en scène glauque de film d’horreur. On voit des enfants torturant, tuant…

150-x-150SANS TITRE, 2014, Fusain et mine de plomb sur papier, 150 x 150 cm. Collection privée, France

Zonder parle t-il d’une innocence corrompue? Ces enfants ont l’air de n’avoir jamais été innocents. On dirait plutôt des monstres qui utilisent le masque de l’enfance.

Je dirais qu’il y a dans cette manipulation de l’image de l’enfant une perversion de la part de Zonder. L’enfant est certes un adulte en devenir et comme le suggère Zonder, un être capable des pires atrocités (comme du meilleur aussi). Mais l’enfant n’est pas encore un adulte. La différence fondamentale entre l’enfant et l’adulte, c’est que l’enfant est irresponsable, il ne sait pas, il est vulnérable, dépendant des adultes. Il croit.

Utilise t-il l’enfant pour provoquer plus surement chez le spectateur un choc mental ? Veut-il faire comprendre par ce choc ce qu’est le génocide. Comme si évoquer la Shoah ne suffisait pas à faire prendre l’ampleur de l’horreur de celle-ci.

Je dirais qu’il y a ici une confusion dans le propos. Une facilité d’aller vers la perversion, vers le sensationnel, l’image qui choque. Comme si le spectateur avait toujours besoin de plus de sensationnel pour réagir. L’image de l’horreur méduse. Et les grands médias en savent quelque chose. Selon moi, cela détourne le spectateur de la vraie réflexion qui, elle, est profonde et belle. À savoir une réflexion sur la structure du mal, son essence.

Dalila Dalléas Bouzar

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Jérôme Zonder

FATUM

Maison Rouge, Paris

Du 19 février au 10 mai 2015.

 + Plus d’informations / http://www.lamaisonrouge.org/fr/

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