Bernard Lahire: «La toile jugée médiocre se mue en chef-d’œuvre»

Le Pape Innocent X de Vélasquez au Grand Palais, le Moïse de Poussin au Louvre, le Cri de Munch à la Fondation Louis-Vuitton (1)… En ce moment, des milliers de spectateurs se pressent pour admirer les grands maîtres. Mais, c’est quoi, un chef-d’œuvre ? Dans Ceci n’est pas qu’un tableau, Bernard Lahire, professeur à Normale Sup Lyon, retrace l’histoire rocambolesque d’une peinture de Nicolas Poussin, une Fuite en Egypte au voyageur couché, aujourd’hui exposée au musée des Beaux-Arts de Lyon. A travers lui, le sociologue scrute les mécanismes qui transforment un objet – des pigments posés sur une toile – en relique sacrée.

Votre livre raconte un conte de fées. En 1982, un chef-d’œuvre de Poussin apparaît sur le marché. Il relègue alors le tableau que les experts considéraient jusqu’ici comme le «vrai» au rang de copie. La famille qui pensait posséder une croûte se retrouve avec de l’or entre les mains… Derrière ce récit, vous dévoilez une affaire de rapports de force et de croyances collectives. C’est magique ?

On sait que Nicolas Poussin a peint, en 1657, une Fuite en Egypte. En 1665, Le Bernin, grand sculpteur italien admiratif de Poussin, est très critique face à cette toile : «On devrait s’arrêter de peindre, avant de peindre des choses pareilles», dit-il. Le premier avis autorisé est donc négatif. A la mort du commanditaire, l’œuvre a déjà disparu. Le mystère s’installe.

Siècle après siècle, des «Fuite» et des «Repos en Egypte» apparaissent sans qu’on sache si l’un d’entre eux est «le» tableau peint de la main de Poussin…

Jusqu’à ce qu’en 1982, un Anglais, sir Anthony Blunt, le «pape» des poussinistes et le conservateur de la collection de la reine d’Angleterre, affirme à propos d’une toile réapparue qu’il s’agit du tableau de Poussin. Il appartient à une riche collectionneuse américaine, Mme Piasecka Johnson. Mais, une deuxième toile apparaît en 1986, à l’occasion d’une vente aux enchères à Versailles. Elle est mise en vente à 80 000 francs, en étant désignée comme une copie de bonne facture. La famille qui la vend se débarrasse d’un objet encombrant, pensant que la peinture religieuse «ne vaut rien». Pierre Rosenberg, qui deviendra président du Louvre, affirme à l’époque que le tableau n’est pas de Poussin. Il est acheté par des marchands de tableaux français, les frères Pardo, pour la somme de 1,5 million de francs. Le prix «parle» de lui-même. Il dit : «Nous parions que ce tableau est le vrai.»

S’ouvre alors une bataille pour savoir quelle toile doit être sacrée comme le chef-d’œuvre de Nicolas Poussin ?

Une controverse s’installe avec, d’un côté, les Anglo-Saxons, emmenés par Blunt et un autre poussiniste, sir Denis Mahon, qui défendent le tableau Piasecka Johnson et, de l’autre, deux experts français : Jacques Thuillier, professeur au Collège de France, et Pierre Rosenberg, qui, entre-temps, a changé d’avis sur l’authenticité du tableau. La bataille des Fuite en Egypte commence. Des laboratoires scientifiques sont mobilisés – un peu comme lorsque l’Eglise fait appel à la science pour authentifier le saint suaire. Cependant, aucun résultat d’analyse ne permet de trancher en faveur de l’un ou de l’autre. A l’usure, c’est le «camp» français qui gagnera, en partie faute de combattants : Blunt est mort en 1983 et Mahon est très âgé [il meurt en 2011 à 100 ans, ndlr]. En 1994, la version des frères Pardo est «publiée» par Jacques Thuillier et apparaît dans le catalogue d’une exposition du Grand Palais sur Poussin. La justice parachève le travail des conservateurs et historiens d’art. En effet, la famille qui avait vendu le tableau comme une copie à bas prix demande l’annulation de la vente et l’obtient. Cette fois, ce sont des juges qui disent qu’il s’agit bien du tableau de Poussin. A la suite de quoi, l’Etat le classe Trésor national – ce qui lui interdit toute sortie du territoire. La famille revend alors le tableau au musée des Beaux-Arts de Lyon pour 17 millions d’euros. La toile initialement jugée médiocre par Le Bernin s’est métamorphosée en chef-d’œuvre.

Et une nouvelle Fuite en Egypte apparaît…

Elle est exposée dans un petit lieu, tenu par une association, qui est ouvert une fois par mois à Verrières-le-Buisson, en région parisienne. Le président de l’association constate une ressemblance évidente entre le tableau et celui dont il voit la photo dans les journaux. Il contacte le musée des Beaux-Arts de Lyon qui envoie un jeune historien d’art chargé de rédiger un texte sur les copies du tableau. Avant même tout examen, la toile ne peut qu’être une copie. La chose est réglée par avance, car on s’est suffisamment battu. Thuillier et Rosenberg ont désigné le tableau autographe, un musée a acquis à grands frais le chef-d’œuvre désigné, les Anglo-Saxons n’ont plus de combattants, la collectionneuse nord-américaine meurt en 2013 et on en reste là (2). Finalement, tout le jeu a consisté à produire de la certitude avec une dose d’incertitude majeure.

La réalité d’un chef-d’œuvre repose sur des croyances collectives. Le culte de l’œuvre d’art a ses grands prêtres et sa liturgie…

Il faut se demander qui a le pouvoir de sacraliser un objet profane et qui tient la baguette magique, qui change le crapaud en prince charmant. Les frères Pardo sont des marchands. Ils ont une intuition, engagent beaucoup d’argent, mais ne détiennent pas la baguette. Ils demandent à un historien italien peu reconnu de légitimer leur version de la Fuite en Egypte. Celui-ci l’écrit… Mais tout le monde s’en fiche. Ils sollicitent alors Thuillier et Rosenberg qui, eux, connaissent la formule magique. Encore faut-il qu’elle soit écrite et publiée. Il se passe six ans entre le moment où Thuillier laisse entendre oralement qu’il pense que c’est le bon et celui où il l’écrit en 1994. A ce moment-là seulement, la magie opère. S’il existe de telles batailles, c’est que tout le monde – Etat, marchands, historiens d’art, conservateurs, commissaires-priseurs – croit en l’art, participe au culte de l’authenticité et du génie, admet l’existence de hiérarchies entre peintres et souhaite s’approprier une œuvre d’un grand nom de la peinture. Si le jugement ne peut être pur, c’est que tous les acteurs ont intérêt à ce que «leur» version soit la bonne. Chacun veut profiter de ce morceau de sacré.

Pourquoi dites-vous que l’œuvre d’art a remplacé les reliques et que le visiteur de musée est l’objet d’un envoûtement ?

L’histoire des reliques, qui a commencé au IVe siècle, a largement préfiguré l’histoire de l’art : de simples ossements deviennent des reliques vénérées, qui attirent des milliers de visiteurs dans les églises ; des luttes s’engagent entre ceux qui prétendent posséder les bonnes reliques, etc. Aujourd’hui, nous croyons, quand nous allons au musée, avoir un rapport direct avec les œuvres, mais nous éprouvons une émotion uniquement parce que tout a été fait, collectivement, pour qu’elle puisse s’exprimer. Le musée et tous les experts qui certifient l’authenticité des œuvres transforment l’ordinaire en exceptionnel, le profane en sacré. Quand l’artiste Banksy installe ses œuvres sur un trottoir à New York, il ne les vend qu’à quelques dizaines de dollars alors qu’elles en «valent» plusieurs dizaines de milliers dans les galeries. La sacralisation de l’art a commencé au Moyen Age quand on a commencé à comparer les poètes au Créateur. Ça n’a rien d’anodin : en en faisant des démiurges, on rattache les artistes au pôle dominant du monde social, donc du côté du sacré, de ce qu’il faut protéger et respecter. On retire les objets d’art de la circulation ordinaire et, de la Renaissance au XVIIIe siècle, les artistes vont progressivement émerger comme groupe social en se séparant des artisans qui, eux, fabriquent des objets profanes. Le musée, qui apparaît au XIXe siècle, n’est que l’aboutissement de cette longue histoire.

A travers l’exemple d’un tableau, vous voulez démontrer que notre monde est loin d’être désenchanté. Nos sociétés occidentales font-elles encore place au sacré ?

Il ne faut pas confondre la religion et le sacré, ce qui arrive souvent en France où nous pensons qu’avec la Révolution française et les Lumières, la raison l’a emporté sur les croyances. Certes, les religions se sont affaiblies comme principe structurant l’ensemble des sociétés, mais la pensée magique existait avant les religions, et continue d’exister sans elles dans toutes les situations où il y a du pouvoir. La division entre sacré et profane apparaît dès lors qu’on distingue ce qui est important de ce qui est insignifiant, ce qui doit être manipulé avec précaution de ce qui peut être utilisé sans attention particulière. On le voit bien avec l’œuvre de Poussin : le même objet qui avait été entreposé dans un bâtiment de ferme se retrouve manipulé avec des gants blancs quand il arrive au musée des Beaux-Arts de Lyon.

Et vous, avec cet intimidant livre de près de 600 pages construit comme un raisonnement philosophique à la manière de Spinoza, avez-vous voulu faire votre chef-d’œuvre?

Pff… (embarrassé). C’est un travail où de nombreux éléments s’emboîtent comme dans une mécanique de haute précision, un travail qui m’a demandé un temps fou et pour lequel je n’ai eu que très peu d’argent. Cet ouvrage a une conception grothendieckienne (3) : le cas particulier de l’histoire de la Fuite en Égypte ne prend son sens que comme un cas parmi d’autres d’un problème beaucoup plus général dont je parle au début du livre. Je porte cette problématique de l’opposition du sacré et du profane, et de son articulation à des rapports de domination, depuis ma thèse de doctorat… J’ai mis ça sous le boisseau pendant vingt-cinq ans, et là j’ai trouvé l’occasion d’y revenir et me suis enfin autorisé à le faire. La taille du livre est imposante et sa forme a un côté abrupt, c’est vrai, mais il faut écrire les livres qu’on ressent la nécessité d’écrire et ne pas se demander si ça va être lu ou si ça va plaire. Le lecteur peut d’ailleurs parfaitement commencer par l’histoire du Poussin, ou ne lire que les “Propositions” [en gras dans le livre]… En fait, je crois que j’écris pour la postérité (il rit).

(1) «Velásquez», au Grand Palais jusqu’au 13 juillet. «Poussin et Dieu», au Louvre, jusqu’au 29 juin. «Les Clés d’une passion», à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 6 juillet.

(2) Aux dernières nouvelles, Pierre Rosenberg n’est pas passé à Verrières-le-Buisson.

(3) Alexandre Grothendieck, l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, recherchait toujours la plus grande généralisation possible pour résoudre des cas particuliers.

Publié dans Libération le 15 mai 2015
Ceci n’est pas qu’un tableau de Bernard Lahire La Découverte, 550 pp., 25 €.
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La couleur bleue, secret des pharaons

Longtemps, l’homme n’a pas su fabriquer cette couleur, absente des peintures rupestres. Ce sont les Egyptiens qui, les premiers, ont réussi à la produire sous la forme d’un pigment artificiel.

Il y a quelques années, dans un aéroport, un journaliste a mis Enrique Iglesias dans l’embarras avec une question aussi incisive qu’inattendue : c’est quoi, ta couleur préférée ?

Après quelques instants de flottement, et après avoir assuré qu’il n’en avait pas, le chanteur, acculé, a choisi impulsivement le bleu. Avec cette réponse arrachée de haute lutte, il avait sans le savoir fait le choix le plus banal. Comme près de la moitié des sondés dans toutes les enquêtes sur le sujet : le bleu arrive systématiquement en première place, loin devant le vert ou le violet. Pourtant, la couleur de Facebook et Twitter, et celle aussi du parti au pouvoir en Espagne, n’a pas toujours été aussi populaire.

Si le journaliste avait ainsi assailli, non pas Enrique Iglesias, mais le poète grec Homère, il aurait reçu une étonnante réponse. Ni dans L’Iliade ni dans L’Odyssée celui-ci ne décrit le ciel comme étant bleu. Et quand il évoque la mer, c’est pour la parer de la couleur du vin. Une absence d’azur qui n’est pas particulière aux Grecs anciens.

Comme l’explique le linguiste Guy Deutscher, les langues qui ont un mot pour la couleur bleue en ont forcément un autre pour le rouge, mais l’inverse n’est pas vrai. Dans l’évolution des langues, le bleu est toujours apparu tardivement. “Nous ne connaissons aucune exception à cette règle, affirme-t-il dans un entretien à The Paris Review. Les hommes trouvent un nom au rouge avant d’en trouver un pour le bleu, non parce qu’ils verraient l’un et pas l’autre, mais parce que nous inventons d’abord des mots pour les choses dont nous jugeons important de pouvoir parler : or dans toutes les cultures simples, le rouge (couleur du sang) est plus utile que le bleu au quotidien.”

Et comme le nom dans la langue, le pigment bleu a tardé à faire son apparition dans la peinture. Dans les grottes comme Altamira ou Lascaux, où des artistes anonymes ont représenté la vie paléolithique il y a des dizaines de milliers d’années, pas une trace de bleu. Plus tard, on a découvert dans des pays comme l’Afghanistan d’importants gisements de lapis-lazuli qui pourraient avoir servi à la préparation de ces teintes, mais les artistes d’Europe de l’Ouest, eux, n’en avaient pas à disposition.

Les auteurs des peintures rupestres ne possédaient pas dans leur environnement de minéraux bleus capables de rester stables au contact de l’air, et cela a duré longtemps. Jusqu’à ce que, il y a 5 000 ans, les Egyptiens parviennent, les premiers, à synthétiser cette couleur. Pour cela, ils utilisaient du sable du Nil, du sel minéral, [des résidus] du bronze pour sa teneur en cuivre, et chauffaient le tout entre 800 et 1 000 °C. Dès sa création, le fameux “bleu égyptien”, difficile à obtenir et très recherché, a été utilisé pour de grandes réalisations de l’art impérial, dont la coiffe du célèbre buste de Néfertiti exposé au Neues Museum de Berlin.

Au cours des siècles suivants, il est apparu dans d’autres civilisations antiques, comme en témoigne la ceinture de la déesse Iris représentée au Parthénon, à Athènes, mais il est longtemps demeuré un pigment de luxe. Il est ainsi resté l’attribut des puissants, jusqu’aux grandes avancées de la chimie, au XIXe siècle, et à la mise au point de nombreux nouveaux pigments. Ce pigment à l’histoire si riche et à la symbolique si forte a toujours fasciné, notamment les scientifiques. Une équipe de chercheurs de l’université de Cantabrie a ainsi voulu comprendre ce qui fait la spécificité du bleu égyptien : pourquoi le complexe CuO46-, formé de l’ion Cu2+ et de 4 ions d’oxygène, donne-t-il un bleu si intense dans le composé du pigment égyptien, alors que de nombreuses autres teintes contenant ce même composé ont un tout autre rendu ?

Dans leur travail publié dans la revue Inorganic Chemistry, ces scientifiques expliquent que si la couleur bleue est bien donnée par les molécules CuO46–, celle-ci dépend aussi des champs électriques internes créés par les autres ions du composé, qui agissent sur ces molécules. Ces champs électriques, dont on néglige souvent l’influence, sont également à l’origine des différences de coloration entre le pigment égyptien et d’autres composés contenant le même complexe à base de cuivre. “Ces champs jouent un rôle clé dans l’obtention de ce bleu intense”, confirme Miguel Moreno, coauteur de l’étude avec Pablo García et Antonio Aramburu.

L’organisation des atomes de cuivre et d’oxygène est telle que le bleu égyptien émet un rayonnement qui, non content d’avoir forgé sa réputation dans l’Antiquité, lui a aussi permis de résister, dans une certaine mesure, à l’usure du temps. “Le bleu égyptien renferme des atomes de cuivre bien séparés les uns des autres, qui émettent une lumière infrarouge, précise Miguel Moreno. En mesurant ce rayonnement, on peut déceler qu’une pierre a autrefois reçu du pigment, même s’il est aujourd’hui invisible à l’œil nu, comme sur certains fragments du Parthénon.”

Grâce à cette meilleure compréhension des matériaux qui produisent la couleur, ce pigment rendu obsolète par les teintures chimiques pourrait trouver de nouvelles applications. Des chercheurs de l’université de Géorgie ont ainsi montré que le silicate de cuivre et de calcium du bleu égyptien se fragmente en couches mille fois plus fines qu’un cheveu. Ces “nanocouches” émettent un rayonnement infrarouge invisible, semblable à celui de nos télécommandes, une propriété qui suscite l’intérêt de l’imagerie biomédicale. Quand la science antique inspire les nanotechnologies…

Daniel Mediavilla – El Pais madrid